La religion du bon consommateur

La religion du bon consommateur

 

Les galeries marchandes ont remplacé le vaisseau gothique des cathédrales, la sortie au supermarché remplace la messe, le billet vert remplace les images pieuses, les foires internationales tiennent lieu de centre de pèlerinage et les bourgeois peuvent acheter leur bonne conscience, non plus par l’aumône, mais en achetant des produits éthiques.

 

 

Déjà en 1920 le philosophe allemand Walter Benjamin avait publié un essai sous le titre : « Kapitalismus als Religion ». Il puisait son argumentation dans le marxisme. Il différait en cela de Max Weber qui avait montré quelque temps auparavant que le puritanisme protestant avait été à l’origine du capitalisme. L’homme qui réussissait en affaires et accumulait des richesses démontrait par là même qu’il était un élu de Dieu. Mais pour le puritain le bonheur consistait dans l’accumulation des richesses et non pas dans leur gaspillage par une consommation effrénée. La gourmandise et l’ostentation étaient des péchés pour les protestants, plus que pour les catholiques.

 

John Huizinga, lui, compare les galeries marchandes à la fois à des églises et à des arènes., c’est-à-dire des lieux enclos, où valent des règles de comportement spéciales. Des îlots sacrés et enchantés dans un monde désacralisé, laïque.

 

Le professeur de théologie Harvey Cox compare les vitrines illuminées des magasins aux crèches publiques de notre enfance.

 

La marque le voiture qu’on achète et devient comme un totem qui nous fait appartenir à un clan. On fit partie de la familles des conducteurs de Mercedes ou d’Alfa Romeo et ce n’est pas le même chose. Le totem se distingue des objets de tous les jours par la fascination qu’il exerce, il cristallise des sentiments. Le logo est comme une hiéroglyphe, un signe religieux selon le sens étymologique de ce mot. Marx avait déjà assigné aux objets de luxe offerts sur les marchés capitalistes cette valeur sacrée.

 

Le plaisir de l’acte d’achat ne tient pas tant à l’objet acheté qu’à l’action d’acheter elle-même. C’est un jeu, une action sociale, une manière de communiquer. Un peu comme le plaisir de marchander dans certains pays. Quand on va au café, ce n’est pas tant le café qu’on va consommer qui nous intéresse, que l’atmosphère, la présence d’autres gens, la possibilité d’une conversation. Quand on achète un objet dont on n’a pas vraiment besoin, on achète du rêve. Les dieux qu’on a chassés du paradis reviennent sur terre pour promettre l’aventure (telle cigarette), la liberté (telle voiture), un coin de ciel (tel parfum).

 

Le marketing nous enlève les derniers restes de mauvaise conscience en nous proposant des produits éthiques : un sac réutilisable qui protège les générations futurs, des bananes qui font mieux vivre un paysan exploité, un produit de vaisselle qui respecte la vie marine, un combustible qui refroidit le climat, une graisse allégée qui fait maigrir.

 

Car pour qui connaissent la théorie des besoins de Maslow de par les cours de management qu’ils ont suivis, savent que les besoins de base des occidentaux sont tous comblés. On ne peut leur vendre de nouveaux produits en ajoutant à la matière une dose de spiritualité, de fantastique. Ou encore quelque chose qui rehausse notre ego. Non pas tellement par des objets d’un luxe clinquant, mais par des objets qui nous permettent de nous distinguer ou de nous hausser au-dessus des autres. Les objets offerts au consommateur sortent donc du cadre rigide de l’offre et de la demande. Ils doivent être d’une grande variété pour permettre aux individus de se singulariser. L’offre crée la demande, et non plus l’inverse. La poursuite du bonheur a été remplacée par le bonheur de la poursuite, comme le dit Norbert Bolz.

 

 

La voiture correspond exactement à ce paradigme. La clef de la voiture ouvre la porte sur le monde. Elle permet trois choses essentielles pour l’homme d’aujourd’hui : la mobilité, la liberté, l’individualisme. Ce n’est plus l’habit qui fait le moine mais la voiture. Et ce désir d’autonomie peut être poussé jusqu’au ridicule. De nombreuses gens roulent en voiture tout terrain, tout en sachant parfaitement qu’elles ne quitteront jamais la couche asphaltée lisse. La voiture devient également une sorte de cocon, la maison en dehors de la maison. Le conducteur y est chez lui, alors que dans les moyens de transport en commun, il est coincé entre d’autres qui lui marchent sur les pieds, le bousculent. Ceux qui poussent à l’utilisation des transports en commun ont perdu bataille d’avance, parce que la rationalité ne joue plus. En plus le conducteur a sous la pédale des gaz la possibilité des vitesses élevées. Il ne peut plus guère l’utiliser sur nos routes encombrées,il se sent quand même «  comme un astronaute dans un fauteuil ».

 

Les hommes d’aujourd’hui qui ont beaucoup de loisirs ont peur de s’ennuyer. Dans le passé l’église s’engouffrait dans les heures libres du dimanche par des messes, des vêpres et des saluts. L’angoisse devant les heures creuses chasse les hommes dans des randonnées en voiture, des fêtes foraines et dans les galeries marchandes. Pascal avait déjà reconnu cette insatiable bougeotte chez les humains et qui les rendait éternellement insatisfaits.

 

Le mot religion veut dire : établir des liens et l’église catholique se clamait catholique parce qu’elle reliait les hommes entre eux par de là les races et les cultures. L’économie globale conduit au même résultat et elle y est aidée fortement aujourd’hui par les autoroutes de l’Internet.

 

Le commerce de tout temps a contribué à établir des relations pacifiques entre peuples, et la paix que l’Europe connaît depuis une cinquantaine d’années est essentiellement due à une économie florissante. Construisez des galeries marchandes où les gens trouvent leur bonheur et n’auront pas envie d’aller se battre pour leur nation dans des tranchées boueuses. La société de consommation est le meilleur antidote contre les velléités de violence et de terrorisme. Pour Bush ce serait plus efficace d’injecter aux pays diaboliques  le virus de la consommation que leur imposer la démocratie américaine (qui n’en a que le nom) par des tapis de bombes. La consommation est l’opium soporifique des fanatiques comme la religion était l’opium des peuples pour Marx.  La religion de la consommation ne serait-elle donc pas profondément morale, plus qu’une culture de l’abstinence et de la pauvreté qui conduit fatalement à des frustrations et des conflits.

 

La religion elle-même devient victime de la consommation et son rôle se réduit pour beaucoup de gens à une organisation qui fournit des cérémonies religieuses pour des étapes marquantes dans la vie.

 

lutgenp@gms.lu

Pierre Lutgen

Bachelier en philosophie thomiste